À l’intérieur du cercle des amateurs d’horlogerie, son nom est synonyme de génie. George Daniels, décédé en 2011 dans sa maison de l’île anglaise de Man, était un autodidacte dont le talent a illuminé le monde des garde-temps, comme personne ne l’avait plus fait depuis le XIXe siècle. C’est d’autant plus exceptionnel que, contrairement aux grands personnages de l’horlogerie, Daniels n’était pas Suisse, mais bel et bien Britannique.
Les années d’apprentissage
Horloger autodidacte, George Daniels fut l’un des rares représentants de son illustre profession à pouvoir fabriquer une montre à complications complète, avec boîtier et cadran. Travaillant seul et à la main dans son atelier de l’île de Man, il fut ainsi le premier horloger à atteindre à la maîtrise de 32 des 34 compétences et techniques nécessaires à la fabrication d’une montre de A à Z – ce qu’on nomme depuis « la méthode Daniels ». C’est cette méthode qui a fait de chacune de ses créations une fabrication unique, quittant le seul domaine de l’horlogerie pour atteindre au rang d’œuvre d’art.
George Daniels voit le jour en 1926 dans la banlieue de Londres ; il est le deuxième de onze enfants. Autant dire que, chez lui, ce ne sont pas les grandes richesses, et que sa jeunesse s’apparente à celle des héros des romans de Charles Dickens. Pour se tirer de là, le petit George est résolu à apprendre, et apprendre rapidement : lecture, écriture, mais pas seulement. Précoce, il n’a que 6 ans lorsqu’il démonte et remonte un réveil appartenant à son père, comme si la grande aiguille de l’existence tendait d’ores et déjà vers sa vocation de maître ès montres.
Son parcours d’apprentissage est relativement classique : des études au Collège polytechnique de Northampton font de lui un réparateur de montres qualifié. Mais la stabilité peine à s’imposer. Daniels cumule les petits boulots et les ambitions, il vend du bois, travaille dans un usine de matelas, s’improvise électricien, se rêve en joueur d’accordéon et d’harmonica, se fait soldat, et regarde avec tant d’envie les avions dans le ciel et son globe terrestre qu’il se verrait bien devenir steward pour faire le tour du monde. Il finit par ouvrir sa propre enseigne de réparation de mécanismes d’horlogerie, et par garder les pieds bien ancrés au sol.
À 34 ans, il découvre, via sa passion pour les automobiles de collection, le monde de l’horlogerie ancienne – dont les amateurs de véhicules de luxe sont friands. Ses premiers contacts avec les montres de naguère et les grands noms de l’horlogerie produisent une révélation chez ce jeune homme, qui délaisse la réparation au profit de la restauration de modèles antiques. Élevant Abraham-Louis Breguet au rang de modèle, auquel il consacrera un ouvrage en 1974, il se débrouille pour devenir l’agent londonien de la marque suisse.
L’heure de la reconnaissance
Très vite, George Daniels se différencie des autres horlogers de son temps en ce qu’il propose une vision personnelle de l’horlogerie, pensée et soupesée par ses propres connaissances et par l’exemple de ses modèles historiques comme Breguet. Il ne faut pas longtemps avant qu’il soit reconnu en tant qu’expert, et mandaté par Sotheby’s pour réaliser les photographies de ses catalogues de montres. Dans l’Angleterre des années 60, Daniels est plus qu’une étoile montante de l’horlogerie : un mécanisme parfait qui ne s’enraye jamais.
En 1969, il fabrique sa première montre de poche à tourbillon, avec échappement à détente pivotée. Cela n’a peut-être l’air de rien, mais c’est un travail extraordinaire qu’achève là Daniels. En effet, traditionnellement, la production d’une montre nécessite l’intervention d’autant de personnes qu’il existe de compétences et de techniques pour ce faire, à savoir trente-quatre. Lui décide de s’y coller entièrement seul, un travail qui occupe une année complète de sa vie. Bien qu’il soit difficile de l’affirmer avec assurance, il reste sans doute la seule personne au monde à avoir pu fabriquer intégralement sa propre montre, avec mécanisme, cadran et boîtier.
Désireux de laisser son empreinte sur le temps qui passe, Daniels développe un mécanisme oscillatoire entièrement nouveau, l’échappement coaxial. Nous sommes en 1974, et une révolution vient d’avoir lieu dans le monde de l’horlogerie… mais ses remous ne se feront sentir que vingt ans plus tard. La période, en effet, n’est pas propice à l’inventivité, surtout quand elle vient d’hors de Suisse. L’industrie horlogère helvétique subit les assauts répétés de la montre à quartz venue d’Asie. Bien qu’il contribue, dans ce contexte, à la renaissance de la montre mécanique produite à la main, attirant de fait l’attention des connaisseurs et des collectionneurs, Daniels voit son mécanisme rejeté de toutes parts, repoussé avec aigreur par des firmes qui estiment devoir se battre avant tout en campant sur leurs positions traditionnelles. Il n’est pas encore temps de se lancer dans une aventure avec un horloger britannique, aussi génial soit-il. Ce n’est qu’en 1994 qu’un horloger de l’ETA, en Suisse, le contactera pour intégrer son invention dans un calibre de série, avant que la marque Omega n’en fasse le mécanisme privilégié de ses montres.
Derrière l’horloger de génie, il y avait aussi un homme : excellent conteur, auteur acclamé, passionné de course automobile et collectionneur de voitures anciennes, principalement des Bentley. Lui-même participa comme pilote à de nombreuses courses et remporta quelques trophées, dont la liste est publiée sur son site officiel. Pas de doute : l’existence de George Daniels fut une aventure avec, en ligne de mire, le profond désir d’impacter sur le monde de l’horlogerie, un objectif jamais écarté de son champ de vision. La définition d’un véritable héros, en somme.
Les inventions de George Daniels
Tout au long de sa carrière, George Daniels a fabriqué 27 montres uniques, sans compter les prototypes (une dizaine). Ses créations étaient agrémentées de nombreuses complications : tourbillons, calendriers perpétuels, phases lunaires, etc. Chacune de ces montres marqua une étape supplémentaire dans son parcours au pays des garde-temps.
Arrêtons-nous notamment sur deux œuvres majeures, qu’il aimait particulièrement :
- La Grande complication tourbillon, avec mini-échappement coaxial et minute en or, dotée de toutes les complications imaginables : calendrier perpétuel, équation du temps, répétition à minutes, phases de lune, thermomètre, réserve de marche, etc.
- La Space Traveller’s Watch, avec son échappement à deux roues et de nombreuses complication, dont Daniels lui-même raconte l’histoire de la fabrication dans cette vidéo (en anglais).
Mais le fait essentiel de sa carrière, l’invention qui l’a élevé au rang de génie de l’horlogerie, c’est l’échappement coaxial, dont il termine les plans en 1974 (pour un dépôt de brevet seulement dix ans plus tard). Plutôt que d’invention, il s’agit ici de parler de révolution : c’est l’avancée la plus importante, en matière d’échappement mécanique, depuis l’échappement libre à ancre de Thomas Mudge en 1754.
Pourquoi une telle révolution ? Parce que ce mécanisme élimine l’utilisation de l’huile dans les montres, les rendant plus fiables. Pour l’horlogerie, c’était, depuis des siècles, la quadrature du cercle : indispensable au fonctionnement des montres, la lubrification du mouvement posait pourtant problème. Avec l‘échappement coaxial, l’énergie est transmise par impulsions radiales. Les frottements de l’échappement sont considérablement réduits par des surfaces de contact plus petites et par le mouvement de poussée.
Pourtant, la révolution de Daniels ne prend pas. C’est que l’industrie horlogère helvétique, attaquée par les montres à quartz, se montre réticente à accepter un nouveau mécanisme qui a pour défaut de n’être pas né en Suisse. Daniels a beau intégrer de lui-même son invention à des montres Patek Philippe et Rolex, afin de prouver sa fiabilité, mais les deux fabricants en rejettent l’idée.
Il faut attendre 1994 pour que l’échappement coaxial fasse son entrée sur la scène horlogère. Et c’est à Kilian Eisenegger, horloger chez ETA, la première manufacture suisse de mouvements de montres, que l’on doit cette renaissance : c’est lui qui propose à Daniels d’introduire l’échappement coaxial dans un calibre de série. Cinq ans plus tard, Omega lance ses premiers modèles en intégrant l’échappement coaxial à son mouvement 2500 – et se targue, depuis, d’utiliser ce mécanisme dans la quasi-totalité de ses productions.
L’homme qui a défini l’horlogerie du XXe siècle
George Daniels ne fut pas seulement le plus grand horloger du XXe siècle et un génie de la mécanique de précision. Il avait également ce talent qu’il savait réfléchir sur son art et le transmettre avec passion à autrui. Son livre La Montre, descriptif du fonctionnement de l’échappement coaxial, est devenu une véritable Bible pour les fabricants de garde-temps.
D’autres ouvrages ont contribué à graver la réputation de Daniels dans le marbre de l’immortalité :
- Watches (« Montres », non traduit), avec Cecil Clutton, 1965
- L’Art de Breguet, 1974
- La Montre : Principes et méthodes de fabrication, 1993
- All in Good Time : Reflections of a Watchmaker (« Chaque chose en son temps : réflexion d’un horloger », non traduit), 2000
Daniels fut également l’un des horlogers les plus récompensés de l’histoire. Médaille Tompion, médaille d’or reçue en tant qu’ancien maître de la Clockmaster’s Company de Londres (un honneur extrêmement rare), médaille d’or de l’Institut britannique de l’horlogerie, médaille d’or de la Ville de Londres, médaille Kullberg de la Guilde des Horlogers de Stockholm… En 2010, il fut encore élevé au rang de Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, un an avant son décès.
En juillet 2006, Sotheby’s, à Londres organisa une exposition rétrospective de l’œuvre de Daniels, comme on le fait seulement des artistes les plus importants. Une preuve supplémentaire que ses créations et ses inventions furent des chefs-d’œuvre à part entière, dont certaines pièces sont exposées aujourd’hui au British Museum de Londres ainsi qu’au musée Beyer de Zürich.